26 mai 2025

La coopération internationale en temps incertains

Dans son article « Human Rights on the Edge »1, Nicholas Bequelin2 se demande si les droits humains et les organisations qui les défendent survivront à la chute de la domination occidentale. La question peut sembler abrupte, mais elle est terriblement pertinente et cruciale. Car elle nous interpelle aussi sur le devenir de la coopération internationale et des acteurs qui y sont engagés.

Texte: Koen Detavernier
Illustration: Noëmi Plateau

Pendant des années, nous avons mené des actions dites de « développement » en partant du principe – non formulé mais largement admis – que les fondements de la démocratie et des droits humains étaient partagés par la plupart des gouvernements et des institutions. Au moins dans le discours.

Ce cadre a profondément changé. Un nombre croissant de pays revendique aujourd’hui un droit à l’autodétermination, à l’émancipation des logiques néocoloniales. Le monde devient multipolaire, et cette redéfinition des rapports de force est en soi positive. Mais elle s’accompagne malheureusement d’un recul préoccupant des principes démocratiques et des droits humains.

En 2024, pour la première fois en plus de vingt ans, le nombre de régimes autoritaires (91) a dépassé celui des régimes démocratiques (88). C’est ce que montre le Democracy Report 2025 du V-Dem Institute, au titre évocateur : « 25 ans d’autocratisation – La démocratie dépassée ? »3. Les démocraties libérales ne représentent plus qu’un type de régime marginal, avec seulement 29 pays concernés. Aujourd’hui, près de trois quarts de l’humanité – soit 72 % – vit sous un régime autoritaire, soit le niveau le plus élevé depuis 1978. La démocratie est engagée dans une glissade dont nul ne perçoit la fin.

Les droits du travail avancent, eux aussi, à reculons. Le rapport 2024 de la Confédération syndicale internationale (CSI), Global Rights Index, indique que 80 % des pays violent le droit à la négociation collective, 49 % répriment les syndicalistes et 40 % portent atteinte à la liberté d’expression et à la liberté d’association.

L’Occident porte une responsabilité dans cette dégradation. Trop souvent, sa diplomatie a été empreinte d’une hypocrisie meurtrière – dans certains cas, au sens littéral du terme.

La priorité a été donnée aux intérêts commerciaux et géostratégiques de court terme, plutôt qu’à la mise en évidence que la démocratie peut être un moteur de développement social, juste et équitable, fondé sur le droit international et le respect des droits humains. Nos discours sur la démocratie et les droits humains ont trop souvent tenu lieu de simple vernis. En Indonésie, par exemple, nos collègues de WSM observent que la Chine investit et crée des dizaines de milliers d’emplois, alors que l’UE a poursuivi l’Indonésie devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour avoir cherché à restreindre les exportations de matières premières en faveur de la transformation locale... Il ne s’agit pas de regretter un monde unipolaire dominé par l’Ouest. Bien au contraire. Le contexte actuel soulève des questions essentielles : comment construire une coopération internationale qui ait du sens, dans ce nouveau paysage géopolitique ? Cette question concerne les ONG, mais aussi les États et les organisations multilatérales. En juin prochain, lors de la Conférence internationale du travail, combien de diplomates considéreront encore que les droits humains, la démocratie – et donc aussi les droits du travail – valent qu’on se batte pour eux ? Qu’ils méritent d’être protégés par des accords, des engagements, des partenariats ?

En d’autres termes, ce n’est pas le moment pour la Belgique de se replier sur elle-même et de tailler à la hache dans la coopération internationale. Mais maintenant que cette décision a été entérinée, le débat reste nécessaire : que peuvent encore faire les acteurs belges de la coopération ? Et où peuvent-ils agir ?

SE MOBILISER POUR LA DÉMOCRATIE, LES DROITS HUMAINS ET LE DÉVELOPPEMENT SOCIAL

Il serait absurde de se contenter de préserver une coopération internationale réduite, concentrée sur quelques pays partenaires. Le nouveau ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, Maxime Prévot, semble l’avoir compris. Il plaide pour davantage de cohérence dans la politique internationale belge. Il souhaite également renforcer les liens avec davantage de pays en Asie, en Amérique latine et en Afrique, et affirme que la défense des droits humains et de la démocratie figure parmi ses priorités. Il prône une approche intégrée, appelée « whole of government », où la coopération internationale s’inscrit dans tous les domaines de la politique extérieure. Mais dans les faits, cette approche reste très orientée vers des finalités commerciales. Il s’agirait de créer des situations « gagnant-gagnant » : limiter les flux migratoires, faciliter la coopération policière, soutenir les entreprises belges à l’étranger, garantir l’accès aux matières premières. L’ambition est réelle, mais elle reste déséquilibrée.

Certes, le discours ministériel mentionne aussi le travail décent, le devoir de vigilance, et la protection sociale. Mais cela reste marginal. Le ministre se réfère à la stratégie de sécurité nationale de 2021, qui évoque les intérêts vitaux de la Belgique, y compris notre « modèle socio-économique unique, fondé sur une répartition équitable de la richesse »4. On y lit aussi que ce modèle repose sur un contrat social : l’État garantit les services publics et les droits sociaux, et les citoyennes et citoyens participent activement à la société et à la vie politique.

Mais alors, pourquoi investir 30 % de notre produit intérieur brut dans notre propre protection sociale, tout en allouant à peine 1 à 2 % de notre coopération internationale à ce même domaine ? Ce que nous jugeons crucial pour notre propre développement, nous le négligeons à l’international.

UN CONTRAT SOCIAL SANS PACTE SOCIAL GLOBAL EST UN CONTRAT ANTISOCIAL

La coopération internationale doitelle d’abord servir les intérêts belges ? Nous pouvons aussi renverser la question : comment notre politique étrangère peut-elle contribuer à promouvoir, au niveau mondial, ce modèle socio-économique que nous jugeons si précieux ? Si nous voulons préserver notre État social, nous devons aussi le défendre et le partager à l’échelle globale. Pas seulement en paroles, mais par des investissements concrets dans la protection sociale universelle et le travail décent. C’est une victoire pour nous, mais surtout pour les milliards de personnes privées de protection sociale et dont les droits au travail sont bafoués chaque jour.

Si la Belgique veut prendre au sérieux la défense des droits humains et de la démocratie, elle devra dépasser les routines bien rodées des accords de libre-échange et des grandes missions commerciales. Ces pratiques ont mené à la situation actuelle : un monde où l’Occident est perçu comme le champion d’un capitalisme à courte vue, où les profits priment sur la dignité.

La coopération internationale, elle, se focalise désormais presque exclusivement sur l’extrême pauvreté. Or, les pays qui sortent progressivement de cette catégorie sont de plus en plus exclus des mécanismes de soutien, considérés comme des concurrents économiques plutôt que comme des partenaires. Cette focalisation sur le libre-échange et l’extrême pauvreté néglige largement la mise en place active de structures de sécurité sociale, de redistribution, de dialogue social, de conditions de travail sûres et de salaires décents. Ce que la communauté internationale fait en réalité, c’est imposer aux pays partenaires un modèle de développement américain ultra-libéral. Un modèle qui génère d’énormes inégalités au sein des pays, une précarité structurelle, une méfiance à l’égard des institutions démocratiques, voire à l’égard de la démocratie et des droits humains en général. « On leur avait promis que si l’économie allait bien, tout le monde en profiterait. Mais en pratique, seuls quelques-uns récoltent les fruits de la croissance, tandis que les autres restent sur le bord du chemin », résume Bart Verstraeten, Directeur général de WSM. Ce modèle n’est pas neutre. Il traduit des choix politiques. Et il est temps d’en faire d’autres : miser sur la redistribution, la justice sociale, et remettre l’humain au coeur des priorités internationales.

UNE APPROCHE GOUVERNEMENTALE INTÉGRÉE

Nous voulons contribuer à cette approche transversale de la coopération internationale. Mais à condition qu’elle serve une ambition à long terme : promouvoir un modèle socio- économique fondé sur la justice sociale, la démocratie et les droits humains.

Aujourd’hui, la coopération bilatérale belge se limite à un petit nombre de pays – souvent fragiles – et à quelques secteurs dans lesquels Enabel est active. Ce modèle montre ses limites. Il vaut mieux valoriser l’expertise d’autres acteurs tels que les ministères, les organismes publics, les universités, et organisations de la société civile. Ils doivent être impliqués dans les choix stratégiques et notre diplomatie doit être organisée pour appuyer cette approche. Nous ne pourrons pas tout faire partout, d’autant moins avec les coupes budgétaires annoncées. Mais nous pourrions commencer là où le ministre souhaite justement renforcer les liens. Contribuer à la construction d’un État social dans des pays dits « émergents », là où se joue le modèle économique de demain, serait sans doute le meilleur pari pour une coopération belge utile et durable. Car comme le dit justement Bart Verstraeten : « Il est temps de faire un choix collectif pour la redistribution. Car la redistribution n’est pas une conséquence automatique de la croissance : c’est un choix politique. »

À nous de faire ce choix. Pas seulement pour la Belgique. Pas seulement pour les plus pauvres. Mais pour un monde où l’économie ne serve plus d’alibi pour sacrifier l’humain et la planète.

Cet article a été publié dans le WSM-magazine Time To Act


1Social Europe, 10th February 2025, https://www.socialeurope.eu/human-rights-on-the-edge
2. Nicholas Bequelin est Chercheur principal au Paul Tsai China Centre de la faculté de droit de l’Université de Yale. Il était auparavant directeur régional pour l’Asie chez Amnesty International.
3. Pour plus d'info : https://www.v-dem.net/documents/54/v-dem_dr_2025_lowres_v1.pdf
4https://premier.be/sites/default/files/2025-02/Nationale_Veiligheidsstrategie.pdf

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